Entretien avec Marguerite Duras et Francis Bacon
Marguerite Duras |
Francis Bacon |
- Je ne dessine pas. Je commence à faire toutes sortes de taches. J’attends ce que j’appelle « l’accident » : la tache à partir de laquelle va partir le tableau. La tache c’est l’accident. Mais si on tient à l’accident, si on croit qu’on comprend l’accident, on va faire encore de l’illustration, car la tache ressemble toujours à quelque chose.
On ne peut pas comprendre l’accident. Si on pouvait le comprendre, on comprendrait aussi la façon avec laquelle on va agir. Or cette façon avec laquelle on va agir, c’est l’imprévu, on ne peut jamais la comprendre : « It’s basically the technical imagination » : « l’imagination technique ». J’ai beaucoup cherché comment appeler cette façon imprévisible avec laquelle on va agir. Je n’ai jamais trouvé que ces mots-là : imagination technique.
Vous comprenez, le sujet est toujours le même. C’est le changement de l’imagination technique qui peut faire se « retourner » le sujet sur le système nerveux personnel.
Imaginez des scènes extraordinaires, ce n’est pas intéressant du tout du point de vue de la peinture, ça n’est pas l’imagination. L’imagination véritable est construite par l’imagination technique. Le reste c’est l’imagination imaginaire, ça ne mène nulle part.
Je ne peux pas lire Sade pour cette raison. Ça ne me dégoûte pas complètement, mais ça m’ennuie. De même il y a des écrivains mondialement connus que je ne peux pas lire non plus. Ils écrivent des choses qui sont des histoires sensationnelles, seulement ça. But They have not the technical sensation.
C’est toujours par les techniciens qu’on trouve les vraies ouvertures. L’imagination technique c’est l’instinct qui travaille hors des lois pour retourner le sujet sur le système nerveux avec la force de la nature.
Il y a bien des jeunes peintres qui creusent la terre, prennent de la terre et ensuite exposent cette terre dans une galerie de peinture. C’est bête et ça prouve le manque d’imagination technique. C’est intéressant qu’ils aient l’envie de changer le sujet à un point tel qu’ils en arrivent à ça : arracher un morceau de terre et le mettre sur un socle. Mais ce qu’il faudrait, c’est que la « force » avec laquelle ils arrachent la terre se « retourne ». Que le morceau de terre soit arraché, oui, mais qu’il soit arraché à leur système personnel et fait avec leur imagination technique.
- La notion de progrès dans la peinture est une fausse notion ?
- C’est une fausse notion. Prenez la peinture paléolithique du nord de l’Espagne – je ne me rappelle pas du nom de la grotte. On trouve là, dans les figures, des mouvements qui jamais n’ont été mieux saisis. Le futurisme est « entièrement » là. C’est la sténographie parfaite du mouvement.
-La notiondeprogrèspersonnelest-ellefausseaussi.
- Moins fausse. On travaille sur soi-même pour se forcer à écorcher les choses de façon de plus en plus aiguë.
- Le danger c’est quoi ?
- La systématisation. Et la croyance dans l’importance du sujet. Le sujet n’a aucune importance.
Le talent peut régresser, repartir. Les exceptions de l’histoire sont Michel-Ange, Le Titien, Vélasquez, Goya, Rembrandt : jamais de régression.
- On progresse comment.
- Work, Work makes work. Vous êtes d’accord ?
- Non. Il faut un départ. Sans quoi, inutile de travailler. Quand je lis certains livres je
trouve que, écrire d’une certaine façon, c’est encore moins écrire que de ne pas écrire du
tout. Que lire d’une certaine façon c’est encore moins lire que de ne pas lire du tout, etc.
- Avec la peinture c’est pareil. Mais on ne sait jamais avec l’imagination technique, elle peut dormir et un jour se réveiller. Le principal c’est qu’elle soit là.
- Revenons aux taches de couleur.
- Oui. J’espère toujours qu’une tache va arriver sur laquelle je vais bâtir « l’apparence ».
- Ce sont toujours les taches qui partent les premières ?
- Presque toujours. Elles sont « les événements qui m’arrivent », mais qui arrivent par
moi, par mon système nerveux qui a été créé au moment de ma conception.
- Le « bonheur de peindre » est une notion aussi bête que celle du « bonheur d’écrire » ? - Aussi bête.
- Vous sentez-vous en danger de mort lorsque vous peignez.
- Je deviens très nerveux. Vous savez, Ingres, il pleurait pendant des heures avant de
commencer un tableau. Surtout un portrait.
- Goya est surnaturel.
- Peut-être pas. Mais c’est fabuleux. Il a conjugué les formes avec l’air. Il semble que ses
peintures sont faites avec la matière de l’air. C’est extraordinaire, fabuleux. Le plus grand Goya pour moi est à Castres, La Junte des Philippines.
- Le peinture, dans le monde, où en est-elle ?
- À un très mauvais moment. Parce que le sujet était tellement difficile on est parti dans l’abstrait. Et logiquement, ça semblait être le moyen vers lequel la peinture devait aller. Mais comme dans l’art abstrait on peut faire n’importe quoi, on arrive simplement à la décoration alors, il semble que le sujet redevienne nécessaire parce que seul le sujet fait travailler tous les instincts et chercher et trouver les moyens de l’exprimer, lui, le sujet. Vous voyez, nous revenons à la technique.
- Vous n’avez jamais peint avant trente ans ?
- Non. Avant, j’étais un « drifter », comment traduisez-vous ?
- Dérivant.
- J’ai toujours regardé la peinture. Et à un moment donné je me suis dit : peut-être moi-
même. J’ai mis quinze ans à essayer d’arriver à quelque chose. J’ai commencé à faire quelque chose à quarante-cinq ans. La chance que j’ai eue c’est de ne jamais apprendre la peinture avec des professeurs.
- La critique vis-à-vis de votre travail.
- Elle a toujours été contre moi. « Toujours », et « tous ». Depuis quelque temps il y en a qui disent que je suis un génie, et d’autres choses comme ça, mais ça compte pour rien. Je serai mort avant de savoir qui je suis parce que pour le savoir il faut que le temps passe. C’est uniquement avec le temps qu’on commence à voir la valeur.
- On a souvent parlé ensemble de « l’accident ».
- Je ne peux pas le définir. On ne peut que parler « autour ». Dans ses lettres, Van Gogh n’a fait lui aussi que parler « autour de la peinture ». Ses « touches », à la fin de sa vie, la force de ses touches ne relèvent d’aucune explication.
- Essayer, de l’intérieur.
- Voilà : si on prenait de la matière et qu’on la jette contre un mur ou sur la toile on trouverait tout de suite les traits du personnage qu’on voudrait retenir. Ce serait fait sans volonté. On arriverait à un état immédiat du personnage et cela hors de l’illustration du sujet. Quand des peintres qui repeignent les appartements font des taches sur le mur avant de commencer leur travail il s’agit de la même façon d’obtenir un état immédiat de la matière. Les expressionnistes abstraits américains ont essayé de peindre de cette façon, seulement avec la force de la matière.
- Avec la peinture c’est pareil. Mais on ne sait jamais avec l’imagination technique, elle peut dormir et un jour se réveiller. Le principal c’est qu’elle soit là.
- Revenons aux taches de couleur.
- Oui. J’espère toujours qu’une tache va arriver sur laquelle je vais bâtir « l’apparence ».
- Ce sont toujours les taches qui partent les premières ?
- Presque toujours. Elles sont « les événements qui m’arrivent », mais qui arrivent par
moi, par mon système nerveux qui a été créé au moment de ma conception.
- Le « bonheur de peindre » est une notion aussi bête que celle du « bonheur d’écrire » ? - Aussi bête.
- Vous sentez-vous en danger de mort lorsque vous peignez.
- Je deviens très nerveux. Vous savez, Ingres, il pleurait pendant des heures avant de
commencer un tableau. Surtout un portrait.
- Goya est surnaturel.
- Peut-être pas. Mais c’est fabuleux. Il a conjugué les formes avec l’air. Il semble que ses
peintures sont faites avec la matière de l’air. C’est extraordinaire, fabuleux. Le plus grand Goya pour moi est à Castres, La Junte des Philippines.
- Le peinture, dans le monde, où en est-elle ?
- À un très mauvais moment. Parce que le sujet était tellement difficile on est parti dans l’abstrait. Et logiquement, ça semblait être le moyen vers lequel la peinture devait aller. Mais comme dans l’art abstrait on peut faire n’importe quoi, on arrive simplement à la décoration alors, il semble que le sujet redevienne nécessaire parce que seul le sujet fait travailler tous les instincts et chercher et trouver les moyens de l’exprimer, lui, le sujet. Vous voyez, nous revenons à la technique.
- Vous n’avez jamais peint avant trente ans ?
- Non. Avant, j’étais un « drifter », comment traduisez-vous ?
- Dérivant.
- J’ai toujours regardé la peinture. Et à un moment donné je me suis dit : peut-être moi-
même. J’ai mis quinze ans à essayer d’arriver à quelque chose. J’ai commencé à faire quelque chose à quarante-cinq ans. La chance que j’ai eue c’est de ne jamais apprendre la peinture avec des professeurs.
- La critique vis-à-vis de votre travail.
- Elle a toujours été contre moi. « Toujours », et « tous ». Depuis quelque temps il y en a qui disent que je suis un génie, et d’autres choses comme ça, mais ça compte pour rien. Je serai mort avant de savoir qui je suis parce que pour le savoir il faut que le temps passe. C’est uniquement avec le temps qu’on commence à voir la valeur.
- On a souvent parlé ensemble de « l’accident ».
- Je ne peux pas le définir. On ne peut que parler « autour ». Dans ses lettres, Van Gogh n’a fait lui aussi que parler « autour de la peinture ». Ses « touches », à la fin de sa vie, la force de ses touches ne relèvent d’aucune explication.
- Essayer, de l’intérieur.
- Voilà : si on prenait de la matière et qu’on la jette contre un mur ou sur la toile on trouverait tout de suite les traits du personnage qu’on voudrait retenir. Ce serait fait sans volonté. On arriverait à un état immédiat du personnage et cela hors de l’illustration du sujet. Quand des peintres qui repeignent les appartements font des taches sur le mur avant de commencer leur travail il s’agit de la même façon d’obtenir un état immédiat de la matière. Les expressionnistes abstraits américains ont essayé de peindre de cette façon, seulement avec la force de la matière.
Ce n’est pas assez. C’est encore de la décoration.
La force ne doit pas être, n’est pas dans la force de jeter la matière. La force doit être entièrement congelée dans le sujet. La matière jetée sur le mur, ce serait peut-être l’accident, vous voyez. Ce qui arrive après c’est l’imagination technique.
- Duchamp ?
- Il a ruiné la peinture américaine pour cent ans. Tout vient de lui, et tous. Ce qui est curieux, très curieux c’est qu’il faisait la peinture la plus esthétique du vingtième siècle. Mais sa touche était tellement sûre, et son intelligence tellement sûre.
- L’accident, on peut aussi l’appeler la chance, le hasard ?
- Oui, ces mots sont tous les mêmes.
- Quel est le moment privilégié, comment se définit-il.
- C’est quand les « muscles » travaillent bien. Alors les taches semblent avoir plus de sens,
plus de force.
- Tout est concret.
- Tout. Je ne comprends pas mes tableaux mieux que les autres. Je les vois comme des
soupapes de mon imagination technique à différents niveaux. Personne ne comprend ce qu’il y a de nouveau dans un tableau. Il n’y a personne à qui on peut montrer un tableau et qui soit susceptible de voir ce qu’il y a de nouveau dans ce tableau.
- Vous dites ne pas comprendre, et vos tableaux éclatent d’intelligence.
- C’est possible ça ?
- Je le crois, j’ai connu une petite fille qui demandait : qu’est-ce que c’est la chaleur
quand il n’y a personne qui a chaud ? Je vous demande : qu’est-ce que c’est l’intelligence quand la pensée en est absente. Qu’est-ce que l’intelligence quand personne n’éprouve ou n’use de cette intelligence à des fins critiques, de jugement, etc. est-ce que nous ne sommes pas très proches de ce que vous appelez l’instinct.
- Je suis d’accord. Je voudrais faire des portraits et toutes mes autres peintures avec le même choc que celui que vous recevez dans la vie devant la « nature ».
- Et pour cela, vous croyez à ce travail dans l’imbécillité ?
- Absolument, complètement. Quelquefois le sens critique vient, le tableau devient visible pendant un instant, puis il repart.
- Quand travaillez-vous ?
- Le matin, avec la lumière. L’après-midi, je vais dans des bars ou des salles de jeux. Quelquefois je vois des amis. Pour travailler je dois être absolument seul. Personne dans la maison. Mon instinct ne peut pas travailler avec les autres qui sont là – et quand on les aime c’est pire – il peut seulement travailler avec la liberté.
La Quinzaine littéraire © 1971
La force ne doit pas être, n’est pas dans la force de jeter la matière. La force doit être entièrement congelée dans le sujet. La matière jetée sur le mur, ce serait peut-être l’accident, vous voyez. Ce qui arrive après c’est l’imagination technique.
- Duchamp ?
- Il a ruiné la peinture américaine pour cent ans. Tout vient de lui, et tous. Ce qui est curieux, très curieux c’est qu’il faisait la peinture la plus esthétique du vingtième siècle. Mais sa touche était tellement sûre, et son intelligence tellement sûre.
- L’accident, on peut aussi l’appeler la chance, le hasard ?
- Oui, ces mots sont tous les mêmes.
- Quel est le moment privilégié, comment se définit-il.
- C’est quand les « muscles » travaillent bien. Alors les taches semblent avoir plus de sens,
plus de force.
- Tout est concret.
- Tout. Je ne comprends pas mes tableaux mieux que les autres. Je les vois comme des
soupapes de mon imagination technique à différents niveaux. Personne ne comprend ce qu’il y a de nouveau dans un tableau. Il n’y a personne à qui on peut montrer un tableau et qui soit susceptible de voir ce qu’il y a de nouveau dans ce tableau.
- Vous dites ne pas comprendre, et vos tableaux éclatent d’intelligence.
- C’est possible ça ?
- Je le crois, j’ai connu une petite fille qui demandait : qu’est-ce que c’est la chaleur
quand il n’y a personne qui a chaud ? Je vous demande : qu’est-ce que c’est l’intelligence quand la pensée en est absente. Qu’est-ce que l’intelligence quand personne n’éprouve ou n’use de cette intelligence à des fins critiques, de jugement, etc. est-ce que nous ne sommes pas très proches de ce que vous appelez l’instinct.
- Je suis d’accord. Je voudrais faire des portraits et toutes mes autres peintures avec le même choc que celui que vous recevez dans la vie devant la « nature ».
- Et pour cela, vous croyez à ce travail dans l’imbécillité ?
- Absolument, complètement. Quelquefois le sens critique vient, le tableau devient visible pendant un instant, puis il repart.
- Quand travaillez-vous ?
- Le matin, avec la lumière. L’après-midi, je vais dans des bars ou des salles de jeux. Quelquefois je vois des amis. Pour travailler je dois être absolument seul. Personne dans la maison. Mon instinct ne peut pas travailler avec les autres qui sont là – et quand on les aime c’est pire – il peut seulement travailler avec la liberté.
La Quinzaine littéraire © 1971